Le patron du Crédit a voyagé n’aime pas les formules toutes faites du genre « en Afrique quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », et lorsqu’il entend ce cliché bien développé, il est plus que vexé et lance aussitôt « ça dépend de quel vieillard, arrêtez donc vos conneries, je n’ai confiance qu’en ce qui est écrit », ainsi c’est un peu pour lui faire plaisir que je griffonne de temps à autre sans vraiment être sûr de ce que je raconte ici, je ne cache pas que je commence à prendre goût depuis un certain temps, toutefois je me garde de le lui avouer sinon il s’imaginerait des choses et me pousserait encore plus à l’ouvrage, or je veux garder ma liberté d’écrire quand je veux, quand je peux, il n’y a rien de pire que le travail forcé, je ne suis pas son nègre, j’écris aussi pour moi-même, c’est pour cette raison que je n’aimerais pas être à sa place au moment où il parcourra ces pages dans lesquelles je ne tiens à ménager personne, mais quand il lira tout ça je ne serai plus un client de son bar, j’irai trainer mon corps squelettique ailleurs, je lui aurai remis le document à la dérobé en lui disant « mission terminée »
Mission impossible mais terminée pour Alain Mabanckou, un Verre Cassé qui vous pousse dans les recoins d’un bar, comme ça, sans jamais, ou bien si rarement qu’on n’y prête pas attention, utiliser de point, mais tout de même, qui sait utiliser les virgules, les mettre ici, ou là, pour que ça soit tout de même lisible, que les plus insistants de l’espèce humaine s’accrochent et aillent jusqu’au bout du bout, là, ou bien même un peu avant, où l’on parle capitalisme et sorcellerie
Zéro Faute qui faisait semblant de méditer a enfin parlé, il a soupiré en ces termes « madame, je vous remercie d’avoir ces paroles de sagesse, mais comprenez bien que c’est le diable qui habite le corps de votre époux, c’est ce démon qui parle comme ça, je vous promets que nous allons sortir ce diable de son corps, croyez-moi, je ne m’appelle pas Zéro Faute par hasard, et comme vous le savez tous, j’ai lutté contre des esprits bien plus rebelles que ça », moi j’ai repris ma rage en criant « arrête tes conneries, pauvre menteur, pauvre grand escroc, pauvre vendeur de chimères, pauvre homme aux sept noms et des poussières, pauvre matamore, pauvre charlatan, pauvre prestidigitateur sans talent, pauvre profiteur, pauvre capitaliste, vade retro Satana », j’ai dit tout ça, et Zéro Faute s’est énervé tout à coup, et il a perdu son contrôle, et il a exhibé son sourire le jaunâtre, et il a fait grincer ses chicots calcinés, et c’est ce que je recherchais, je voulais qu’il soit hors de lui, et il a dit « tu me traites de capitaliste, moi, hein, c’est moi que tu traites de capitaliste, est-ce que je suis un capitaliste, moi, répète encore tes blasphèmes devant les masques des ancêtres et tu verras si je ne transforme pas ta bouche-là en groin », et il a crié comme ça, et j’ai insisté « oui, tu es un pauvre capitaliste, tu fais l’exploitation de l’homme par l’homme, vade retro Satana »
Entre quelques histoires des clients réguliers du bar, capitalistes, guérisseurs ou congolais qui ont fait la France, c’est l’envie d’écrire qui reste, après tout, Verre Cassé n’avait-il peut-être plus que ça à faire pour survivre aux histoires des accoudés au bar.
« Crois-moi, j’ai essayé plusieurs fois moi-même, mais rien ne tient parce que j’ai pas le petit ver solitaire qui ronge ceux qui écrivent, toi ce ver est en toi, ça se voit quand on discute littérature, tu as soudain l’œil qui brille et les regrets qui remontent à la surface de tes pensées, mais c’est pas pour autant de la frustration, c’est pas non plus de l’aigreur, parce que je sais que tu es tout sauf un gars frustré, sauf un gars aigre, tu n’as rien à regretter, mon vieux », j’ai gardé le silence, et il a poursuivi ses propos « tu sais, je me souviens d’une de nos conversations où tu me parlais d’un écrivain célèbre qui buvait comme une éponge, c’est quoi déjà son nom », je n’ai pas répondu, et il a enchaîné « eh bien, depuis notre discussion, je me dis que peut-être que si tu t’es mis à boire c’était pour suivre l’exemple de cet écrivain dont le nom m’échappe, et quand je te vois aujourd’hui, je me dis que tu as quand même une gueule pour ça, en plus tu te moques de la vie parce que tu estimes que tu peux en inventer plusieurs et que toi-même tu n’es qu’un personnage dans le grand livre de cette existence de merde, tu es un écrivain, je le sais, je le sens, tu bois pour cela, tu n’es pas de notre monde, y a des jours où j’ai l’impression que tu dialogues avec des gars comme Proust ou Hemingway, des gars comme Labou Tansi ou Mongo Beti, je le sais, alors libère-toi, on n’est jamais vieux pour écrire »
(…)
Si j’étais écrivain je demanderais à Dieu de me couvrir d’humilité, de me donner la force de relativiser ce que j’écris par rapport à ce que les géants de ce monde ont couché sur le papier, et alors que j’applaudirais le génie, je n’ouvrirais pas ma gueule devant la médiocrité ambiante, ce n’est qu’à ce prix que j’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des mots à moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni tête, j’écrirais comme les mots me viendraient (…), ce serait alors l’écriture ou la vie, c’est ça, et je voudrais surtout qu’en le lisant on dise « c’est quoi ce bazar, ce souk, ce cafouillis, ce conglomérat de barbarismes, cet empire des signes, ce bavardage, cette chute vers les bas-fonds des belles lettres, c’est quoi ces caquètements de basse-cour, est-ce que c’est du sérieux ce truc, ça commence d’ailleurs par où, ça finit par où, bordel »